18/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Un havre des religions

01/11/2001
Matsu, la sainte patronne des marins, est à Taïwan la plus révérée des divinités. Pourtant, ses adeptes ne se considèrent pas forcément comme taoïstes. (Photo : Chang Su-ching)

Il est assez significatif que le plus grand musée des religions du monde soit né à Taïwan. Cette institution très sérieuse, qui a ouvert ses portes en mars à Yongho, dans la banlieue de Taïpei, est l’œuvre d’un moine bouddhiste à l’esprit particulièrement large, Maître Hsin Tao. Fondateur du monastère du Mont Ling Jiou, Maître Hsin Tao considère que toutes les religions se valent et ont droit au même respect.

Selon le ministère de l’Intérieur, il y aurait à Taïwan près de 50 000 temples et églises. Vieux temples taoïstes à l’atmosphère alourdie par l’encens et l’odeur suave des offrandes, temples bouddhiques à dix étages, autels au dieu du tertre parsemés dans la campagne… Nombreuses sont les occasions dans la journée d’un Taïwanais de se prosterner brièvement devant un lieu de culte, comme sans y penser. Les allers-retours quotidiens en bus ou métro sont pour beaucoup l’occasion de lire quelques soutras ou d’égrener un chapelet bouddhique. Au bureau et dans les petits commerces, les rites sont observés fidèlement : petites tables couvertes de fruits et de biscuits, monnaie de fantômes et bâtons d’encens apparaissent à tous les coins de rue les jours marqués par le calendrier lunaire chinois. Et les festivals religieux sont très largement observés par la population. Le pèlerinage de Matsu par exemple déplace les foules, et tous les temples tiennent au cours de l’année une ou plusieurs « fêtes patronales » joyeuses et bruyantes.

Les Taïwanais sont-ils véritablement un peuple dévot ? Sur cette île, 11 millions de personnes environ, soit la moitié de la population, se considèrent comme croyants. Il leur est parfois en revanche plus difficile de dire en quoi ils croient, ou plutôt à quelle confession ils appartiennent, tant les différentes religions et philosophies chinoises imprègnent la société dans son ensemble.

On peut tenter d’esquisser un vague portrait religieux de la société taïwanaise avec quelques statistiques, en restant prudent. Par exemple, il semble qu’une grande majorité de Taïwanais se disant croyants soient plutôt taoïstes (42%), suivis de près par les bouddhistes (32%). Dans les sociétés chinoises, le taoïsme a peut-être plus d’influence que toute autre religion, en partie du fait de sa longue histoire. Fondé par Zhang Dao Ling et inspiré des écrits de Lao Zi, le taoïsme remonte à la dynastie des Han orientaux (25-220 ap. J.-C.), ce qui en fait la plus ancienne « religion » chinoise. Toutefois, les frontières entre taoïsme et bouddhisme sont dans l’esprit des pratiquants parfois très floues : certains se considèrent comme adorateurs d’un certain dieu plutôt que comme adeptes du taoïsme ; d’autres se disent bouddhistes parce qu’ils fréquentent les temples et prient en tenant dans leurs mains des bâtons d’encens, d’autres encore adorent certaines divinités sans savoir que le culte taoïste les a empruntées aux religions populaires.

La confusion vient du manque d’organisation au sein du taoïsme. « Par comparaison, les associations bouddhiques sont plus actives et sont plus présentes dans les médias, dit Lee Fong-mao, un chercheur de l’Institut de la littérature et de la philosophie chinoise à l’Academia Sinica, ce qui fait que les Taïwanais sont moins conscients des influences taoïstes. » Peut-être du fait de la tendance panthéiste du taoïsme, il y avait plus de 8 500 temples taoïstes à Taïwan en l’an 2000, contre 4 000 temples bouddhiques. Le panthéon taoïste s’est enrichi au fil des siècles de personnages historiques à la destinée exceptionnelle. Ainsi la déité la plus révérée à Taïwan est-elle Matsu, un personnage historique du Xe siècle. (Matsu cohabite assez souvent avec Kuan Yin, la divinité bouddhique de la compassion.) Kuan Yu, un célèbre guerrier de l’époque des Trois Royaumes, au IIIe siècle, fait également l’objet d’un culte important. Le taoïsme a été interdit sous l’occupant japonais, qui voyait en lui un dangereux appui du nationalisme chinois.

Autre confession très répandue à Taïwan : l’I-kuan Tao, né dans la province du Shandong en Chine continentale vers la fin de la dynastie Qing (1644-1911) et introduit à Taïwan en 1945 à la suite du départ des Japonais. L’I-kuan Tao est une confession syncrétique qui s’inspire du confucianisme, du bouddhisme, du taoïsme, du christianisme et de l’islam. Cette secte importée du continent fut longtemps réprimée par le gouvernement nationaliste qui craignait qu’elle ne soit infiltrée par des éléments communistes. Elle compte aujourd’hui environ 850 000 adeptes à Taïwan.

Quoique les chrétiens soient peu nombreux à Taïwan, le christianisme joue ici un rôle important. La présence de l’Eglise presbytérienne est d’ailleurs ici antérieure à 1949, date à laquelle les chrétiens furent chassés du continent chinois, note Chen Chi-rong, le président de la faculté des religions de l’université Aletheia. « En ce temps-là, un grand nombre de prêtres chrétiens des différentes Eglises sont venus d’un peu partout en Chine s’installer à Taïwan, dit M. Chen. L’île a soudain abrité de nombreux mouvements chrétiens. La situation était assez inhabituelle. » Pour diverses raisons, dont le manque de soutien financier, certains de ces mouvements ont par la suite disparu. Selon le ministère de l’Intérieur, il y a près de 900 000 chrétiens à Taïwan aujourd’hui — soit 8,3% des Taïwanais se définissant comme croyants — dont 593 000 protestants pour 304 000 catholiques. L’Eglise presbytérienne reste la principale confession chrétienne à Taïwan, avec 420 000 adeptes.

Si le christianisme n’est pas plus répandu à Taïwan, c’est peut-être parce qu’il a longtemps interdit à ses adeptes d’observer les rites en honneur aux ancêtres, avance M. Chen. « Alors qu’il s’agit de quelque chose de très important pour les Chinois, le culte des ancêtres est considéré comme un rite païen par les chrétiens. » L’Eglise catholique autorise désormais ses membres à observer ces rites, contrairement aux protestants, quoique la question soit en discussion depuis quelques années.

« Une autre raison pour laquelle le christianisme est peu compatible avec la culture locale vient de ce qu’il est perçu comme une religion prophétique, note pour sa part Chang Chun-shen, un prêtre catholique du Séminaire de l’université catholique Fu Jen. Il exige des adeptes de suivre et d’accepter les paroles de Dieu. Mais ce que veulent les gens, c’est une sagesse qui les aide à supporter la vie quotidienne. »

Un point commun entre les diverses grandes confessions reste leur important travail humanitaire et social, palliant les carences de l’Etat. Selon le ministère de l’Intérieur, l’ensemble des groupes religieux avait donné un total de 4,02 milliards de TWD (130,06 millions d’euros) en l’an 2000. Il est vrai que le séisme du 21 septembre de l’année précédente a entraîné un mouvement de générosité et d’entraide sans précédent dans la population. Néanmoins, les grandes religions jouent à Taïwan en temps ordinaire un rôle très important dans les domaines médicaux, sociaux et de l’enseignement.

 

Le travail des Eglises chrétiennes est à cet égard remarquable. En l’an 2000, elles faisaient fonctionner vingt-six hôpitaux, soit la moitié du nombre total d’hôpitaux gérés par des organisations religieuses, ainsi que six centres de rééducation et dix institutions pour les handicapés. Elles gèrent en outre quantité de jardins d’enfants, de centres pour handicapés mentaux et de maisons de retraite. Par ailleurs, nombreux sont les établissements scolaires et universitaires gérés par des Eglises chrétiennes, dont la prestigieuse université catholique Fu Jen. Les Eglises chrétiennes et protestantes sont également souvent engagées dans la promotion des activités pour les jeunes et l’apprentissage de l’anglais. Enfin, les missions chrétiennes ont toujours été très présentes aux côtés des communautés aborigènes défavorisées, où elles continuent de faire un important travail médico-social et éducatif.

L’I-kuan Tao a pour sa part fondé vingt et un hôpitaux à ce jour, un accomplissement remarquable comparé aux efforts des institutions bouddhiques et taoïstes dans ce domaine. «Les chrétiens sont plus actifs dans la création des hôpitaux et des autres institutions à caractère social, concède Hsieh Ching-kuei, le directeur adjoint du département des Affaires religieuses de la Fondation Tzu Chi, une organisation humanitaire bouddhique fondée en 1966, La situation évolue cependant. L’Hôpital général Tzu Chi de Hualien, le premier hôpital bouddhique de l’île, a ouvert ses portes en 1986 sur la côte est de Taïwan. Quatorze ans plus tard, Tzu Chi a fondé son second hôpital à Chiayi, dans l’ouest de l’île. La fondation bouddhique a prévu la construction de deux hôpitaux supplémentaires, l’un dans le nord et l’autre dans le centre de Taïwan. Tzu Chi a également créé une école d’infirmières et une faculté de médecine, en 1989 et 1994 respectivement. Ces deux établissements ont récemment été élevés au statut d’université.

La fondation Tzu Chi est davantage impliquée dans les œuvres caritatives que les autres mouvements bouddhiques insulaires, que ce soit à Taïwan ou à l’étranger. La fiabilité et le succès du réseau Tzu Chi repose sur une organisation extrêmement rigoureuse dépendant entièrement du bénévolat, et sur la distribution totale des dons aux populations. Le remarquable travail humanitaire accompli par Tzu Chi à l’étranger a stimulé le développement d’un mouvement bouddhique à travers le monde. En douze ans, la fondation a ainsi établi plus de cent trente représentations dans trente-quatre pays.

Le bouddhisme s’est également épanoui en Occident sous la direction du Vénérable Hsing Yun, le fondateur de Fo Guang Shan, un des principaux groupes religieux de Taïwan. Fo Guang Shan a financé la construction du Grand temple Hsi-lai de Los Angeles, achevé en 1988, et du plus grand temple bouddhique de l’hémisphère Sud, à Sydney, en Australie, en 1995.

L’I-kuan Tao, qui a établi ses quartiers généraux internationaux à Los Angeles en 1996, est lui aussi très actif dans les communautés chinoises d’outre-mer. Son succès repose là-bas en grande partie sur le fait qu’il met en avant les valeurs chinoises traditionnelles comme la piété filiale et la loyauté, et exploite des textes classiques très connus comme les Analectes de Confucius.

Pour compléter la mosaïque, notons qu’il y a à Taïwan une petite minorité de musulmans, une minuscule communauté juive exclusivement composée d’expatriés, des adeptes de diverses religions chinoises ou japonaises, de la foi baha’i ainsi que des représentants du tantrisme tibétain, entre autres. Le ministère de l’Intérieur reconnaît officiellement dix-sept grandes confessions, auxquelles s’ajoutent une multitude de sectes plus ou moins récentes, enregistrées en général comme organisations privées. Certaines se placent dans la mouvance des grandes religions, qu’elles « adaptent » à la société contemporaine. D’autres s’inspirent librement des grandes religions pour réaliser une sorte de pot-pourri des meilleurs textes religieux universels. D’autres encore apparaissent comme proprement chinoises, comme ces « écoles » mêlant principes bouddhiques, exercices de qigong, méditation et expériences spirituelles, et reposent avant tout sur le charisme d’un « guide » spirituel prétendant souvent avoir des pouvoirs surnaturels. L’Academia Sinica a recensé une centaine de mouvements de ce type, qui attireraient pas moins de 10% de la population se disant croyante.

En réalité, le tableau est si complexe qu’il est difficile d’en donner toutes les composantes sans entrer dans un pénible exercice de catalogue. Notons que 98% des religions dites nouvelles (nées après 1800) sont apparues en Asie, qui semble leur fournir un terreau favorable. Il est sans doute utile de noter toutefois que Taïwan n’a jusqu’ici pas connu de flambées de fanatisme religieux délirant du type Aum Shinrikyo, et que la vie des sectes ne donne ici guère d’inquiétudes ni à la population ni aux pouvoirs publics. En définitive, la totale liberté de religion qui règne à Taïwan n’est peut-être pas étrangère à cette heureuse absence de sectarisme, de même bien sûr que la longue histoire de cohabitation dans la civilisation chinoise entre taoïsme, bouddhisme et religions populaires.

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